L’industrie de la pêche et de l’aquaculture en Mauritanie est le théâtre d’une guerre informationnelle qui reflète les enjeux économiques et géopolitiques en Afrique de l’Ouest. La Mauritanie, grâce à sa vaste ZEE, est l’un des acteurs clés du secteur de la pêche dans la région. Elle est un point de confluence ethnique et géographique : le désert sahélien rencontre les courants froids de l’Atlantique. L’aridité du désert est compensée par l’abondance en poisson des eaux, faisant des 754 km de côte[i] mauritanienne une réserve de valeur halieutique. Aujourd’hui, 10 % de son PIB et 30 à 40 % [ii] des exportations du pays reposent sur le secteur de la pêche.
Quoique riche en ressources naturelles, la Mauritanie est un des pays les plus pauvres au monde. Pour mettre en valeur son potentiel, le pays a besoin d’investisseurs étrangers. L’ouverture du secteur de la pêche à des acteurs étrangers a permis un véritable essor de la filière : entre 2013 et 2019, le nombre d’usines a doublé et les capacités de stockage ont quadruplé[iii]. Les entreprises étrangères pêchent dans les eaux mauritaniennes et transforment les poissons en farine ou en huile dans des usines sur la côte avant de les réexporter. L’Europe, la Chine et désormais la Russie sont mis en concurrence par le Gouvernement mauritanien afin d’exploiter les ressources halieutiques. La grille de lecture de cette lutte d’influence menée par ces acteurs, est à appréhender à double niveau : d’un point de vue international pour satisfaire les intérêts étrangers, et d’un point de vue local au niveau des populations.
La Mauritanie : deux acteurs étrangers, deux stratégies d’influence
L’Europe, et plus particulièrement la France, est un partenaire historique de la Mauritanie. Depuis 1987, l’Union européenne a des accords de pêches avec la Mauritanie. Les Etats membres peuvent pêcher 288 000 t de poissons contre une redevance annuelle de 57,5 millions d’euros[iv]. L’UE est, aujourd’hui encore, le principal partenaire commercial, en valeur pour la Mauritanie. Les autres pays africains sont les principaux importateurs en volumes, mais ces exports s’appuient sur une chaine de valeur artisanale. L’Espagne et les pays du nord de l’Europe sont les principaux membres actifs en Mauritanie. L’Union européenne joue la carte de la durabilité de sa pêche.
Par ailleurs, l’UE met en œuvre une stratégie d’influence plus large que le simple aspect commercial : elle utilise les aides au développement pour développer l’économie locale. En 2021, l’UE a donné plus de 400 Millions[v] d’euros à la Mauritanie, ce qui lui permet de se différencier de la Chine auprès de la population. L’UE formalisé sa stratégie d’influence[vi] en Mauritanie dans le cadre de l’accord de Cotonou[vii] en 2000. Elle finance des associations et des ONG dans le but de favoriser l’émergence d’une société civile active. Les projets financés sont en liens directs avec les Objectifs du Développement Durable (ODD) comme le montre les projets de l’Aide française au développement[viii].
L’idée est d’aider à promouvoir l’éducation, la santé, le développement économique territorial afin de donner une image positive de l’Europe en Mauritanie. En contrepartie, même si cela n’est pas explicitement mentionné, les entreprises de l’Union européenne ont un accès privilégié aux marchés mauritaniens, dont celui de la pêche. Cette stratégie[ix] permet à l’Union européenne de maintenir une influence sur la région, mais elle se retrouve assez vite contre-carrée par les autres stratégies d’influence chinoise et russe.
A ce titre, la Chine a renforcé sa présence en Mauritanie depuis une quinzaine d’année. Aujourd’hui, plus de 200 navires chinois[x] pêchent dans les eaux mauritaniennes et transforment le poisson dans une de leurs 10 usines sur la côte mauritanienne. Toutefois, certains contrats, dont les conditions de signature sont douteuses, ont enrayé la dynamique chinoise. Ce fut le cas pour la société Poly-Hondone Pelagic FisherY[xi]. Cette société avait signé un contrat en 2010 pour un droit de pêche de 25 ans moyennant 100 millions de dollars d’investissement[xii]. Mais tout ne s’est pas passé comme convenu. Pour les Mauritaniens, c’est une double peine : d’une part, la Chine dépasse très largement les quotas de pêches ce qui constitue un manque à gagner pour les pêcheurs locaux qui vivent de cette activité[xiii], d’autre part la promesse de 100 M d’euros d’investissement n’a pas été suivie des faits. Le gouvernement mauritanien a peut-être mis en place des quotas[xiv] et annoncé qu’il effectuerait des contrôles, dans les faits, les sociétés étrangères profitent de leur impunité pour pratiquer la surpêche.
Après cette détérioration partielle de l’image chinoise en Mauritanie, la Chine est passée à l’offensive. Xi Jinping a reçu en juillet 2023 le président Mauritanien lors d’une visite officielle en Chine[xv]. Ils ont notamment conclu que les routes de la soie passeraient par la Mauritanie[xvi]. Cette annonce aura pour effet de renforcer les relations économiques avec la Chine et de permettre la construction de nouveaux ports et infrastructures en Mauritanie. En contrepartie, la Chine renforcera son influence dans les différentes chaines de valeur mauritanienne, dont la pêche et l’aquaculture.
Cette annonce converge avec l’ambition mauritanienne de devenir « un point de transit privilégié »[xvii] compte tenu de sa proximité géographique avec l’Europe et l’Amérique. Ce rapprochement diplomatique a permis à la Chine d’assurer qu’elle contribuait au développement économique et social de la Mauritanie[xviii]. Mais si les populations ne parvenaient pas à bénéficier du développement économique promis par la Chine, l’image de la Chine pourrait se dégrader à nouveau dans l’opinion publique. L’approche chinoise est économique et tournée sur la construction d’infrastructures. Mais si les populations ne bénéficient ni des infrastructures ni de la richesse créée localement, les efforts de la Chine seront vains.
La Russie en embuscade
La Russie prend de plus en plus de place dans la politique intérieure mauritanienne. Longtemps restée en dehors de cette zone, la Russie opère depuis plusieurs années un rapprochement stratégique avec les pays d’Afrique saharienne. Cette dynamique s’est considérablement accrue à la suite de la guerre en Ukraine. En effet, jusque-là, la Mauritanie était très dépendante des importations de céréales pour nourrir sa population. La restriction de exportations ukrainienne a déstabilisé les chaines d’approvisionnement de la région[xix]. La Russie a utilisé ce motif pour mettre en œuvre une véritable stratégie d’influence dans la région, sur un fond de guerre économique. En février 2023, Sergey Lavrov, ministre des Affaires étrangères russe, a rencontré le Président mauritanien, Mohamed Ould Ghazouani, et le ministre des Affaires étrangères mauritanien, Mohamed Salem Ould Merzoug. Le renforcement d’une coopération bilatérale dans les secteurs de la sécurité, de l’énergie, de l’agriculture et des fertilisant était sur la table[xx].
En juillet 2023, la Mauritanie était invitée au sommet sur l’Afrique, et en septembre 2023, le ministre des Pêches et de l’économie maritime recevait l’Ambassadeur russe en Mauritanie afin de renforcer la coopération dans la pêche et l’économie maritime[xxi]. D’un point de vue économique, la Russie commerce de plus en plus avec la Russie : 19% des exports lui sont destinés[xxii]. La Russie importe quasiment que des produits surgelés.
Cette manière de commercer est en parfait accord avec la stratégie mauritanienne. En effet, entre 2022 et 2024, le pays sahélien souhaitent réduire la part de la farine de poisson de 80 % à 35 % en volume pour augmenter la production de surgelé et diversifié la nature des ventes[xxiii]. Bâtir une vraie filière du surgelé est aussi un moyen pour la Mauritanie de s’affirmer comme un leader dans la pêche en Afrique car les populations consomment beaucoup de poisson surgelé. Fruit du hasard ou manœuvre politique ? il est incontestable que la Russie gagne du terrain en Mauritanie.
Conséquences de la guerre informationnelle sur les populations locales
Europe, Chine et Russie adoptent trois stratégies informationnelles différentes pour soutenir leurs dynamiques d’emprise économique sur le pays. L’Europe joue la carte des droits de l’Homme et du développement local, la Chine oriente sa stratégie sur la croissance économique, la construction d’infrastructure et l’intégration aux flux de la mondialisation, la Russie axe sa stratégie sur la sécurité et une politique d’autonomisation par rapport à l’occident.
Ces stratégies ont des retombées différentes au niveau des populations. La Mauritanie est composée de plusieurs ethnies : des pêcheurs sur la côte et des nomades dans les terres. Ces ethnies ont des modes de vie radicalement opposés, et les stratégies informationnelles n’auront pas le même impact. Dans le cadre de la pêche, les populations côtières sont principalement concernées[xxiv]. Dans les faits, les méthodes de pêche industrielle sont très décriées par les populations côtières, car bien souvent les navires étrangers ne respectent pas les quotas[xxv] (notamment les navires chinois, l’UE a voté des accords pour soutenir une pêche plus durable et redistribuer une partie des prises aux populations locales (2%)[xxvi]), et les principales victimes de ces situations sont les pêcheurs locaux qui dépendent des stocks de poissons pour vivre. La surpêche complique aussi les relations avec le Sénégal. Historiquement de nombreux pêcheurs sénégalais avaient des autorisations pour pêcher dans les eaux mauritaniennes[xxvii]. Les conflits d’usage et la limite des stocks en poissons créer des tensions dans la région[xxviii].
Les stratégies d’influence des acteurs étrangers consistent à être perçus comme « moins pire » que le voisin et à pointer du doigt ses mauvaises actions. Les populations côtières n’ont pas d’armes pour se défendre face à la puissance des multinationales. Elles sont laissées pour compte de la guerre informationnelle et économique menée par les puissances étrangères. Pour les populations des terres, la situation est plus contrastée car les programmes d’aide au développement[xxix] ou les constructions d’infrastructures[xxx] leur bénéficient. Cette guerre informationnelle renforce donc la scission et nourrit les rivalités entre les ethnies. Finalement, quoi de mieux que d’entretenir des divisions structurelles pour exploiter, sans impunité ou presque, les ressources de la Mauritanie ?
Etienne Lombardot,
étudiant de la 27ème promotion Stratégie et Intelligence Économique (SIE)